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Lire et relire – Plutarque, Vies parallèles

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Plutarque
Vies parallèles
Trad. Ricard – 1862 et Talbot – 1880◄   Vie de Coriolan    Comparaison de Coriolan et Alcibiade    Vie d’Alcibiade   ►

 

 


1

La famille des Marcius à Rome était patricienne ; elle produisit plusieurs personnages illustres, parmi lesquels on compte Ancus Marcius, petit-fils de Numa, successeur de Tullus Hostilius au trône. Elle eut aussi Publius et Quintus Marcius, qui procurèrent à la ville l’eau la plus belle et la plus abondante ; et Censorinus, qui, élevé deux fois à la censure par le peuple romain, fit ensuite porter la loi par laquelle l’exercice de cette charge était interdit à ceux qui en auraient déjà rempli les fonctions. Gaius Marcius, dont j’écris la vie, ayant perdu son père en bas âge, fut élevé par sa mère ; et son exemple fit voir que si l’état d’orphelin expose à bien des inconvénients, il n’empêche pas de devenir un grand homme, et de s’élever au-dessus des autres. C’est donc à tort que les hommes lâches lui imputent leur bassesse, en la rejetant sur le peu de soin qu’on a pris d’eux dans leur enfance. Il est vrai aussi que ce même Coriolan a justifié l’opinion de ceux qui prétendent qu’une nature forte et vigoureuse, quand l’éducation lui manque, semblable à une bonne terre mal cultivée, produit beaucoup de mauvais fruits mêlés avec les bons. La force de son caractère, sa fermeté inébranlable dans ce qu’il avait une fois résolu, lui donnèrent cette ardeur impétueuse qui lui faisait souvent exécuter les plus grandes choses. Mais, d’un autre côté, sa colère implacable, son inflexible opiniâtreté, le rendaient peu propre au commerce des hommes. Si l’on admirait sa persévérance dans les travaux, son indifférence pour les plaisirs, son mépris pour les richesses, qualités qu’on appelait avec raison force, tempérance et droiture ; on ne pouvait, dans les rapports de la vie civile, souffrir son humeur sauvage, ses manières dures et hautaines : tant il est vrai que le plus grand fruit que les hommes puissent retirer du commerce agréable des Muses, c’est de vaincre, d’adoucir leur naturel par l’instruction et par les lettres, de le rendre docile à la raison, qui bannit tous les excès, et fait garder en tout la modération !


2

Le courage militaire était alors la qualité la plus honorée à Rome ; ce qui le prouve, c’est qu’appliquant à l’espèce la dénomination du genre, on donnait à la vaillance le nom même de la vertu. Marcius, né avec plus de passion pour les armes qu’aucun autre Romain, s’accoutuma dès son enfance à les manier. Persuadé que les armes artificielles ne sont d’aucune utilité à ceux qui n’ont pas exercé celles qu’ils ont reçues de la nature, il forma tellement son corps à toutes sortes d’exercices et de combats, qu’il devint très léger à la course ; que dans la lutte il avait une force extraordinaire ; et que sur le champ de bataille ceux qu’il avait une fois saisis ne pouvaient plus se tirer de ses mains. Les jeunes gens qui disputaient avec lui de courage et de vertu, lorsqu’ils étaient vaincus, attribuaient toujours leur défaite à cette force de corps qui résistait aux plus grands travaux, et le rendait invincible.

 


3

 

Il était encore fort jeune lorsqu’il fit ses premières armes. Tarquin le Superbe, chassé du trône et battu en plusieurs rencontres, voulut tenter un dernier effort, et marcha contre Rome à la tête de plusieurs peuples du Latium et des autres contrées de l’Italie qui le suivaient, moins par intérêt pour lui que par le désir d’arrêter les progrès des Romains, qui leur donnaient de la jalousie et de la crainte. Dans cette bataille, où les deux partis eurent tour à tour du désavantage et des succès, Marcius, qui combattait avec un courage extraordinaire sous les yeux du dictateur, ayant vu un Romain qui venait d’être renversé, courut à son secours, lui fit un rempart de son corps, et tua l’ennemi qui venait pour l’achever. Après la victoire, il fut un des premiers que le général honora d’une couronne de chêne. C’est la récompense que les Romains ont coutume de donner à celui qui a sauvé la vie d’un citoyen : soit qu’ils aient voulu par là faire honneur au chêne, à cause des Arcadiens, que l’oracle d’Apollon a appelés mangeurs de glands ; soit parce que cet arbre est fort commun, et que les généraux le trouvent facilement partout pour cet usage ; ou enfin parce que le chêne étant consacré à Jupiter, le protecteur des villes, cette espèce de couronne leur a paru la plus convenable pour le soldat qui avait sauvé un citoyen. D’ailleurs, le chêne est le plus fertile des arbres sauvages, et le plus fort des arbres francs. Les premiers hommes y trouvaient leur nourriture dans le gland, et leur boisson dans le miel. Enfin, en leur donnant le gui dont on fait la glu, si utile pour la chasse, il fournissait leur table de différentes espèces d’animaux. On dit que Castor et Pollux apparurent aux Romains dans cette bataille ; et qu’aussitôt après le combat ils furent vus à Rome dans la place publique, sur leurs chevaux couverts de sueur, et qu’ils annoncèrent la victoire près de la fontaine où ils ont encore aujourd’hui un temple. De là ce jour célèbre par un si grand exploit, et qui est celui des ides de juillet, fut consacré à ces divinités.

 


4

 

Les lueurs passagères d’une réputation prématurée suffisent pour éteindre le désir de la gloire dans le coeur des jeunes gens médiocrement passionnés pour elle ; c’en est assez pour apaiser en eux une soif facile à satisfaire. Mais l’homme doué d’une âme forte et généreuse puise, dans les premiers honneurs qu’il reçoit, une nouvelle ardeur pour en mériter encore. Poussé comme par un vent rapide aux plus hautes destinés, la récompense de ce qu’il a fait semble lui prescrire l’engagement de mieux faire à l’avenir. Il aurait honte de trahir sa gloire, en ne la surpassant pas par de plus grands exploits. Marcius, plein de ces sentiments, et devenu rival de lui-même, s’efforça d’être, pour ainsi dire, chaque jour un nouvel homme ; il ajouta sans cesse à ses belles actions des actions plus belles encore : il entassa dépouilles sur dépouilles ; il vit les derniers généraux sous lesquels il servit se disputer avec les premiers à qui lui décernerait de plus grandes récompenses, et lui rendrait des témoignages plus honorables. Les Romains avaient alors plusieurs guerres à soutenir, dans lesquelles il se donna un grand nombre de batailles ; il n’y en eut pas une seule où Marcius ne méritât des couronnes et des prix d’honneur.

 


5

 

La gloire était, pour les autres, l’objet et la fin de leur vertu. La tendresse de Marcius pour sa mère, le désir de lui plaire étaient le seul mobile qui exaltait son courage. Quand elle avait entendu les louanges qu’on lui donnait ; qu’elle l’avait vu recevoir des couronnes ; que, le tenant dans ses bras, elle l’arrosait de ses larmes, il était au comble de la gloire et du bonheur. Épaminondas fit, dit-on, paraître la même affection lorsqu’il regarda comme son plus grand bonheur d’avoir eu son père et sa mère pour témoins de sa victoire de Leuctres. Ce général eut la satisfaction de les voir l’un et l’autre partager la joie de ce succès, et l’en féliciter. Mais Murcius, qui croyait juste de s’acquitter envers sa mère de toute la reconnaissance qu’il aurait due à son père, s’il eût été vivant, ne pensait pas être dégagé de sa dette par tous les honneurs, par tous les plaisirs qu’il procurait à Volumnie. Ce fut à la prière de sa mère, et pour céder à ses instances, qu’il se maria ; et lors même qu’il eut des enfants, il habita toujours avec elle sous le même toit. Marcius s’était déjà acquis à Rome, par sa vertu, beaucoup de réputation et de crédit, lorsque le sénat, pour soutenir les nobles, provoqua le mécontentement du peuple, qui se plaignait de l’oppression des usuriers. Ceux des citoyens qui n’avaient qu’un bien modique le voyaient saisi et vendu à l’encan ; et ceux qui n’avaient rien payaient de leurs personnes, et étaient jetés dans des prisons. Vainement ils montraient sur leurs corps les cicatrices des blessures qu’ils avaient reçues en combattant pour leur patrie dans plusieurs expéditions, et en dernier lieu dans la guerre contre les Sabins, qu’ils avaient faite sur la parole que les riches leur avaient donnée de les traiter avec plus de douceur, et sur le décret du sénat qui rendait le consul Marcus Valérius garant de cette promesse. Mais quand ils virent qu’après avoir vaillamment combattu dans cette guerre et triomphé des ennemis, les créanciers ne relâchaient rien de leur rigueur accoutumée, que le sénat paraissant avoir oublié ses promesses, les laissait traîner et retenir en prison pour gage de leurs dettes, alors ils se soulevèrent, et bientôt la ville fut en proie aux troubles et à la sédition. Les ennemis, instruits de la mésintelligence qui régnait dans Rome, entrèrent sur son territoire, qu’ils mirent à feu et à sang. Les consuls ayant fait convoquer tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, personne n’obéit. Les magistrats furent partagés d’opinions : les uns voulaient qu’on se relâchât de quelque chose en faveur des pauvres ; les autres soutenaient un avis tout contraire. De ce nombre était Marcius ; non que dans cette affaire il attachât un grand prix à l’argent ; mais il regardait cette entreprise du peuple comme un essai de son audace et de sa désobéissance aux lois ; et il représentait aux magistrats que, s’ils étaient sages, ils arrêteraient et éteindraient au plus tôt cette première étincelle de révolte.

 

Lire la suite : http://fr.wikisource.org/wiki/Vie_de_Coriolan

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