INTRODUCTION
Charles Nodier (1780-1844) à découvert. À son époque, cet auteur français fut une référence inestimable pour une quantité impressionnante d’écrivains qui sont tous devenus célèbres. En 1824, il était bibliothécaire à l’Arsenal et pendant plus de dix ans, il y anima des salons réunissant ceux qui furent reconnus comme les génies de la littérature du dix-neuvième siècle. On a tort de mettre son oeuvre en retrait et de ne noter que ce rôle d’hôte passif à l’endroit de ses invités qui allaient se faire prestigieux. La trace de son génie transparaît dans les oeuvres immortelles de ces célébrités, parce qu’elles l’avaient lu et s’en étaient inspirées. On avance que le surréalisme à la Gérard de Nerval avait pris racines suite à la lecture de Nodier. Ses amis, Victor Hugo et Alphonse de Lamartine, appréciaient son érudition et ses avis inspirés. La première esquisse de La tentation de St-Antoine, s’intitulait Smahr (en 1838, 17 ans après la première édition de Smarra !).
Bref, Nodier était plus que ce bonhomme caricaturé par les historiens de la littérature française, en bibliophile maniaque et en conteur amusant.
À l’ère de l’hypertexte et de la technolittérature, le conte Smarra mérite une lecture attentive. En le lisant, vous vivrez une actualisation à rebours de ce que l’on croit être une oeuvre littéraire. Habituellement, le verbe » actualiser » indique le passage du virtuel au réel. Or, la recréation de Charles Nodier, exactement comme on le vit en se déplaçant dans l’espace de l’Internet, opère un branchement universel par le biais d’une écriture transposant la réalité du cauchemar. Le cauchemar, événement intime connu de toutes ou de tous, projette l’individu à la rencontre de » sites » où plusieurs êtres se rejoignent dans une dimension virtuelle, et aucune fenêtre n’y indique le nombre de visiteurs qui les ont parcourus !
Pour vous avoir donné l’occasion de découvrir Charles Nodier dans Smarra, je vous demande de me transmettre vos impressions de lecture. Peut-être quelques semaines après l’avoir lu, de me raconter vos propres cauchemars…
Vous trouverez en annexe, des informations qui vous permettront de poser un regard sur ce Charles Nodier à découvrir, pour qu’il soit enfin à découvert.
L.G. SAVARD (lgsavard@destination.ca)
SMARRA ou LES DÉMONTS DE LA NUIT
de Charles Nodier « _Les songes, dans la nuit trompeuse, se jouent de nous à la légère, ils font trembler nos âmes en leur inspirant de fausses terreurs._ » (CATULLE) [Noter que Nodier attribue cette citation à Catulle, en réalité elle vient des Élégies, III, 4, v.7-8, de Tibulle. LGS]
« _L’île est remplie de bruits, de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais nuire. Quelquefois des milliers d’instruments tintent confusément à mon oreille; quelquefois ce sont des voix telles que, si je m’éveillais, après un long sommeil, elle me feraient dormir encore; et quelquefois en dormant il m’a semblé voir les nuées s’ouvrir, et montrer toutes sortes de biens qui pleuvaient sur moi, de façon qu’en me réveillant je pleurais comme un enfant de l’envie de toujours rêver._ » (SHAKESPEARE, La Tempête, acte III, scène 2.)
LE PROLOGUE
Ah! qu’il est doux, ma Lisidis, quand le dernier tintement de cloche, qui expire dans les tours d’Arona vient nommer minuit,– qu’il est doux de venir partager avec toi la couche longtemps solitaire où je te rêvais depuis un an!
Tu es à moi, Lisidis, et les mauvais génies qui séparaient de ton gracieux sommeil le sommeil de Lorenzo ne m’épouvanteront plus de leurs prestiges!
On disait avec raison, sois-en sûre, que ces nocturnes terreurs qui assaillaient, qui brisaient mon âme pendant le cours des heures destinées au repos, n’étaient qu’un résultat naturel de mes études obstinées sur la merveilleuse poésie des anciens, et de l’impression que m’avaient laissée quelques fables fantastiques d’Apulée, car le premier livre d’Apulée saisit l’imagination d’une étreinte si vive et si douloureuse, que je ne voudrais pas, au prix de mes yeux, qu’il tombât sous les tiens.
Qu’on ne me parle plus aujourd’hui d’Apulée et de ses visions; qu’on ne me parle plus ni des Latins ni des Grecs, ni des éblouissants caprices de leurs génies! N’es-tu pas pour moi, Lisidis, une poésie plus belle que la poésie, et plus riche en divins enchantements que la nature toute entière?
Mais vous dormez, enfant, et vous ne m’entendez plus! Vous avez dansé trop tard ce soir au bal de l’île Belle!… Vous avez trop dansé, surtout quand vous ne dansiez pas avec moi, et vous voilà fatiguée comme une rose que les brises ont balancée tout le jour, et qui attend pour se relever, plus vermeille sur sa tige à demi penchée, le premier regard du matin!
Dormez donc ainsi près de moi, le front appuyé sur mon épaule, et réchauffant mon coeur de la tiédeur parfumée de votre haleine. Le sommeil me gagne aussi, mais il descend cette fois sur mes paupières, presque aussi gracieux qu’un de vos baisers. Dormez, Lisidis, dormez.
Il y a un moment où l’esprit suspendu dans le vague de ses pensées… Paix! la nuit est tout à fait sur la terre. Vous n’entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui gagne sa maison, ou la sole armée des mules qui arrivent au gîte du soir. Le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instants, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l’écho d’une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige!) dans les mondes toujours nouveaux, parmi d’innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l’accomplir, et qu’il s’est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l’univers illimité des songes.
Les sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalène vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l’obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s’en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d’un ciel éteint. Ils se pressent, ils s’embrassent, ils se confondent, impatients de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l’aspect d’une réminiscence merveilleuse. Peu à peu leur voix s’affaiblit, ou bien elle ne vous parvient que par un organe inconnu qui transforme leurs récits en tableaux vivants, et qui vous rend acteur involontaire des scènes qu’ils ont préparées; car l’imagination de l’homme endormi, dans la puissance de son âme indépendante et solitaire, participe en quelque chose à la perfection des esprits.
Elle s’élance avec eux, et, portée par miracle au milieu du coeur aérien des songes, elle vole de surprise en surprise jusqu’à l’instant où le chant d’un oiseau matinal avertit son escorte aventureuse du retour de la lumière. Effrayés du cri précurseur, ils se rassemblent comme un essaim d’abeilles au premier grondement du tonnerre, quand les larges gouttes de pluie font pencher la couronne des fleurs que l’hirondelle caresse sans les toucher. Ils tombent, rebondissent, remontent, se croisent comme des atomes entraînés par des puissances contraires, et disparaissent en désordre dans un rayon du soleil.
LE RÉCIT
_ »O fidèles témoins de mes oeuvres, Nuit et toi, Diane qui entoures de silence nos sacrés mystères, venez maintenant, venez. »_ (HORACE, Épodes, V.)
_ » Par quel ordre ces esprits irrités viennent-ils m’effrayer de leurs clameurs et de leurs figures de lutins? Qui roule devant moi ces rayons de feu? Qui me fait perdre mon chemin dans la forêt? Des singes hideux dont les dents grincent et mordent, ou bien des hérissons qui traversent exprès les sentiers pour se trouver sous mes pas et me blesser de leurs piquants. « _ (SHAKESPEARE, La Tempête, acte II, scène 2.)
Je venais d’achever mes études à l’école des philosophes d’Athènes, et, curieux des beautés de la Grèce, je visitais pour la première fois la poétique Thessalie. Mes esclaves m’attendaient à Larisse dans un palais disposé pour me recevoir. J’avais voulu parcourir seul, et dans les heures imposantes de la nuit, cette forêt fameuse par les prestiges des magiciennes, qui étend de longs rideaux d’arbres verts sur les rives du Pénée. Les ombres épaisses qui s’accumulaient sur le dais immense des bois laissaient à peine s’échapper à travers quelques rameaux plus rares, dans une clairière ouverte sans doute par la cognée du bûcheron, le rayon tremblant d’une étoile pâle et cernée de brouillards.
Mes paupières appesanties se rabaissaient malgré moi sur mes yeux fatigués de chercher la trace blanchâtre du sentier qui s’effaçait dans le taillis, et je ne résistais au sommeil qu’en suivant d’une attention pénible le bruit des pieds de mon cheval, qui tantôt faisait crier l’arène, et tantôt gémir l’herbe sèche en retombant symétriquement sur la route.
S’il s’arrêtait quelquefois, réveillé par son repos, je le nommais d’une voix forte, et je pressais sa marche devenue trop lente au gré de ma lassitude et de mon impatience. Étonné de je ne sais quel obstacle inconnu , il s’élançait par bonds, roulant dans ses narines des hennissements de feu, se cabrait de terreur et reculait plus effrayé par les éclairs que les cailloux brisés faisaient jaillir sous ses pas…
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Texte produit par L.G. Savard (lgsavard@destination.ca)