Par Pierre Assouline
Certains livres, on se demande parfois pour qui ils ont été écrits. Pas les romans qui s’adressent en principe à tous et à chacun et ne sont pas censés cibler leur lecteur (quoique, on en connaît…). Les essais plutôt. Ceux d’Alain Minc par exemple. Le plus souvent vifs, rapides, percutants, polémiques, contestables, médiatisés, on voit bien qu’ils visent au premier chef le lecteur du Figaro et de ses suppléments, puis les autres attirés par le bruit qu’ils font. Mais que dire du dernier Une histoire politique des intellectuels (399 pages, 20,90 euros, Grasset) ? Les intellectuels de gauche, qui en sont la première cible (cette fois, non au sens du marketing mais à celui du tir à la carabine), passeront leur chemin en haussant les épaules eu égard à la réputation de l’auteur, éminence grise des milieux d’affaires au mépris des conflits d’intérêts; quant aux intellectuels de droite, ils ne sont pas assez nombreux pour constituer un lectorat. Qui alors ? On se demande. Non que le livre soit indigne; il est habilement composé, truffé de formules souvent brillantes, mené en essayiste du dimanche qui se fit il y a peu historien du dimanche pour évoquer la France à sa manière, en prenant des libertés avec le récit académique. Il tient que l’intellectuel moderne näît, non avec Zola au moment de l’affaire Dreyfus, mais avec ‘la matrice intellectuelle” représentée par le salon de Mme de Tencin, la naissance du parti philosophique en 1748, Voltaire lors de l’affaire Calas, et plus généralement au XVIIIème siècle lorsque “l’intellectuel” se soustrait à la mainmise royale et à l’omniprésence religieuse. Il devient un contre-pouvoir en basculant dans le camp de la société. La définition est si vaste, elle englobe progressivement tant de monde, qu’elle vide l’intellectuel de son essence. Mais partant de là, Minc remonte jusqu’à nos jours, non sans s’aider des travaux qui faisaient autorité jusque là, ceux de Michel Winock et Jacques Julliard ainsi que ceux de Raymond Aron, Jean-François Sirinelli, Pascal Ory notamment. Le survol rapide, qui relève du vagabondage dilettante, se veut une ballade insolite parmi des monstres sacrés. Sa liberté de ton séduit, à condition d’accepter un postulat de départ, avoué sur le ton de la revendication, en vertu duquel l’intellectuel français est un être de mauvaise foi, qui pense de plus en plus faux et s’ingénie depuis trois siècles à jouer à l’humaniste tout en se fourvoyant dans des idéologies fumeuses sinon criminelles. Air connu. Mais encore ?